Défense des libertés

A titre liminaire, il nous paraît essentiel d’exposer le contexte dans lequel ces observations sont produites.

Pour rappel, le gouvernement a pris le 10 novembre la décision "à titre tout à fait exceptionnel" d’autoriser l’Océan Viking à rejoindre un port français pour y débarquer les 234 personnes exilées qui, ayant échappé à l’enfer libyen puis à une mort quasiment certaine, ont passé trois semaines d’errance à son bord1.

Une « zone d’attente temporaire » a été créée, incluant la base navale de Toulon, où le débarquement de ces personnes, le 11 novembre, a été caché, militarisé, « sécurisé ». Alors même qu’elles ont toutes expressément déclaré demander l’asile, elles ont ensuite été enfermées (à la seule exception de 44 mineurs isolés) dans un « village vacances » sous la garde de 300 policiers et gendarmes.

Lors de la séance des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale du 15 novembre, le ministre de l’Intérieur a annoncé qu’au moins 44 rescapés seraient renvoyés dans leur pays d’origine. Toutefois, au moment où il s’est exprimé, les juges des libertés et de la détention du tribunal de Toulon examinaient les demandes de la police aux frontières d’autoriser le maintien de chacune des personnes exilées dans la zone d’attente au-delà du délai initial de quatre jours.

C’est donc dans cette logique sécuritaire et peu soucieuse du respect des droits des personnes exilées et du rôle de gardien des libertés individuelles de l’autorité judiciaire, qu’aucune information n’a été transmise que ce soit au titre de l’opération de débarquement préparée au plus haut niveau de l’État, qu’ensuite au titre de l’inspection diligentée.

Le Syndicat de la magistrature, mais plus globalement les magistrats concernés, n’ont été informés que quelques jours avant la tenue d’une réunion préparatoire au sein du tribunal judiciaire de Toulon le 15 mars 2023 de l’existence d’une mission conjointe d’inspection (inspection générale des armées, inspection générale de la justice et contrôle général des armées) et ce alors que les réformes actuellement en cours tant au niveau du ministère de l’Intérieur que de celui de la Justice sont d’ores et déjà partiellement motivées par cet évènement.

Le Syndicat de la magistrature s’interroge : la Justice doit-elle être préparée et s’organiser de manière exceptionnelle, en fonction non pas d’un besoin de justice mais d’une opération du ministère de l’Intérieur voire de politiques d’accueil. Au-delà, il est regrettable qu’il faille en arriver à de tels drames humanitaires pour s’interroger sur la pénurie de magistrats alors qu’elle est clairement exprimées de manière récurrente dans les conclusions de la CEPEJ2.

Malgré nos demandes réitérées, adressées à la Cour d’appel d’Aix en Provence par la section locale du Syndicat de la magistrature, ou directement à l’inspection générale de la Justice par le bureau national, nous n’avons pas été destinataires de la lettre de mission. Nous proposons donc cette contribution écrite spontanée, l’inspection ayant refusé nos demandes d’audition conjointe et aucun questionnaire ne nous ayant été communiqué, en dépit de nos sollicitations.

Au delà de l’intérêt limité porté au ressenti et à l’analyse des personnels confrontés à cette situation, le dialogue social est donc manifestement sacrifié en raison du calendrier politique. . Les propos du directeur de cabinet tenus lors de la bilatérale du 11 avril dernier affirmant que « l’objectif [du ministère] est que la justice ne soit pas le maillon faible » sont révélateurs de l’objectif de cette inspection conjointe.

 

Nos observations détaillées ici : Observations formulées dans le cadre de la mission d’inspection conjointe ordonnée en suite du débarquement de l’Océan Viking le 11 novembre 2022 (158.06 KB) Voir la fiche du document

 

1"Il fallait que nous prenions une décision. Et on l’a fait en toute humanité", Ministre de l’intérieur.

2Rapport CEPEJ (octobre 2012) relevant que la France demeure très en-deçà de la médiane européenne - comptant 11,15 juges professionnels et 3,19 procureurs pour 100 000 habitants (médiane respectivement de 17,60 juges et 11,10 du ministère public)

Cette tribune a été publiée sur le site de Libération le 17 juin 2023. Elle peut encore être signée ici.

Bâillonner la magistrature, une régression démocratique

Comment ne pas s’interroger sur les réelles motivations d’une dizaine de sénateurs ayant obtenu le 8 juin dernier, par amendement, la restriction de la liberté syndicale des magistrats ? En apparence, l’amendement peut sembler ne pas poser de difficulté. Pourquoi s’offusquerait-on du fait que le législateur rappelle les magistrats à l’une de leurs obligations principales et principe fondateur de leur déontologie : l’impartialité ? Parce que l’allégation repose en réalité sur une confusion entre l’acte de juger et l’exercice de la liberté syndicale – confusion bien opportune qui relève d’une manoeuvre politique particulièrement inquiétante.

En demandant à ce que soit inscrit dans l’ordonnance qui régit le statut des magistrats que le droit syndical s’exerce « dans le respect du principe d’impartialité », les sénateurs ont souhaité donner corps à l’idée, juridiquement erronée mais politiquement habile, selon laquelle un magistrat syndiqué est nécessairement partial dans son office juridictionnel. La proposition sous-entend, en outre, que ce même magistrat devrait, dans son activité syndicale, s’abstenir de toute prise de position critique sur des questions qui intéressent pourtant directement son activité professionnelle.

Si l’impartialité confère sa pleine et entière légitimité à l’acte de juger, elle s’impose au juge confronté aux affaires individuelles dont il a à connaître et n’a pas sa place dans la vie syndicale. Au contraire, ce que la libre critique syndicale a de fondamental est qu’elle donne la parole à celles et ceux qui en sont dépourvus et ce dans l’intérêt de tous les justiciables. A plus forte raison s’agissant de questions en lien avec la justice et les libertés – donc strictement politiques, n’en déplaise aux auteurs de l’amendement – puisque celles-ci sont indissociables des conditions d’exercice des fonctions de magistrat. C’est ce que la Cour européenne des droits de l’Homme a précisément rappelé il y a quelques jours : en tant qu’acteur de la société civile, un magistrat a le droit et même le devoir d’exprimer son avis dès lors que ses déclarations relèvent d’un débat sur des questions d’intérêt public. La justice n’est pas seulement l’affaire des juges. Elle concerne tous les citoyens.

Dissuasion et discrédit. Voilà les effets concrets de la disposition ajoutée à l’ordonnance statutaire des magistrats. Elle consacrera un flou conceptuel pour définir les paroles syndicales autorisées ou non, conférant ainsi un pouvoir exorbitant aux autorités disposant du pouvoir disciplinaire sur les magistrats, au premier rang desquelles le garde des Sceaux. Elle discréditera d’emblée toute décision d’un juge ou procureur syndiqué, niant sa faculté de distinguer sa mission juridictionnelle de l’expression légitime de ses réflexions sur les questions de justice.

Il s’agit donc bien de brider la liberté syndicale des magistrats et plus largement la liberté d’expression dans la magistrature.

Nous exhortons les députés et le gouvernement à ne pas entériner cette régression démocratique sans précédent.

Premiers signataires (par ordre alphabétique) :

Organisations

  • ASM (association syndicale des magistrats)
  • Association française des juristes démocrates
  • Association nationale des juges de l’application des peines
  • ATTAC
  • CGT
  • CGT Chancelleries & Services Judiciaires
  • CGT Insertion et probation
  • CGT Protection judiciaire de la jeunesse
  • Collectif Nos Services Publics
  • Fondation Copernic
  • FSU
  • GISTI
  • La Quadrature du Net
  • Ligue des droits de l'Homme
  • MEDEL (magistrats européens pour la démocratie et les libertés)
  • MRAP
  • Observatoire international des prisons (section française)
  • SNEPAP-FSU
  • SNPES-FSU-PJJ
  • SNU TEFI FSU
  • Solidaires
  • Syndicat des avocats de France
  • Syndicat de la juridiction administrative
  • Syndicat de la magistrature
  • Syndicat national des journalistes
  • Transparency International
  • UNEF
  • Union des syndicats CGT Paris
  • UFSE-CGT
  • Union syndicale des magistrats administratifs
Personnes physiques

  • Etienne Balibar, professeur honoraire, Université de Paris-Nanterre (Philosophie)
  • Delphine Boesel, avocate
  • William Bourdon, avocat
  • Vincent Brengarth, avocat
  • Barbara Cassin, académicienne
  • Johann Chapoutot, historien, professeur à la Sorbonne (Sorbonne Université)
  • Patrick Chemla, membre du conseil national de l'Union Syndicale de la Psychiatrie
  • Jacques Commaille, professeur émérite de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Cachan
  • Christophe Dejours, psychanalyste, professeur émérite de l'Université Paris Nanterre et directeur scientifique de l'Institut de Psychodynamique du travail
  • Benjamin Fiorini, maître de conférence en droit privé
  • Simone Gaboriau, magistrate, ancienne présidente du Syndicat de la magistrature
  • Virginie Gautron, maître de conférences en droit pénal à l’Université de Nantes
  • Stéphanie Hennette Vauchez, professeure de droit public à l'Université Paris Nanterre, directrice du Centre d'études et de recherches sur les droits fondamentaux (CREDOF)
  • Christine Lazerges, professeure émérite de l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancienne présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH)
  • Danièle Lochak, professeure de droit émérite de l’université Paris Nanterre
  • Christian Mouhanna, sociologue, chercheur au CNRS
  • Thomas Piketty, économiste
  • Pierrette Poncela, professeur émérite, Droit privé et sciences criminelles
  • Claude Ponti, illustrateur et auteur
  • Dominique Pradalié, journaliste, présidente de la Fédération internationale des journalistes
  • Serge Slama, professeur de droit public

En cette nouvelle journée de mobilisation, nous publions ci-joint notre contre-circulaire relative au traitement judiciaire des infractions commises à l’occasion des manifestations ou des regroupements.

En effet, la dépêche du garde des Sceaux du 18 mars 2023 n’appelait pas à un traitement complet et juste de l’ensemble des crimes et délits potentiellement commis dans le contexte des manifestations. Il se limitait aux cas des manifestants délinquants, à l’encontre desquels il était sollicité une « réponse pénale systématique et rapide », tandis que le silence était gardé tant sur les violences policières illégitimes qui pourraient être commises par les forces de l’ordre dans l’exercice de leurs fonctions que sur le rôle de l’autorité judiciaire dans la protection de la liberté de manifestation.

Ainsi, nous nous sommes prêtés à l’exercice de la contre-circulaire, avec pour double objectif de décrypter et d’analyser la dépêche du garde des Sceaux et les pratiques attentatoires aux libertés d’une part ; de créer une boîte à outils utilisable par les magistrats pour contrôler de manière pleine et entière les procédures pénales diligentées à l’encontre des manifestants et traiter de manière adaptée les violences illégitimes commises par les forces de l’ordre d’autre part.

 

Contre-circulaire - mouvements sociaux (144.32 KB) Voir la fiche du document

Depuis quelques jours, tous les déplacements du président de la République s’accompagnent d’arrêtés préfectoraux, instaurant un périmètre de protection, fondé sur la législation antiterroriste, à l’intérieur duquel sont interdits les cortèges, défilés, rassemblements revendicatifs ou encore les dispositifs sonores. C’est sur ce fondement que lors du déplacement d’Emmanuel Macron dans l’Hérault la semaine dernière, les manifestantes et manifestants se sont vus confisquer des casseroles qui représentent un des modes d’expression d’une partie de la population contre la réforme des retraites.

Face à ce détournement évident des dispositifs antiterroristes, la LDH (Ligue des droits de l’Homme) le Syndicat des Avocats de France (Saf), soutenus par le Syndicat de la Magistrature (SM) et l’Union syndicale Solidaires, ont déposé, le 24 avril 2023, parallèlement à l’Adelico, un référé-liberté devant le tribunal administratif d’Orléans contre un tel arrêté pris cette fois par le préfet du Loir-et-Cher en prévision de la visite du président de la République à Vendôme. Le tribunal administratif, par une ordonnance rendue le 24 avril 2023, a suspendu l’arrêté contesté en retenant un détournement des mesures antiterroristes par la préfecture qui porte gravement atteinte à la liberté d’aller et venir.

Malgré cette ordonnance et en prévision de la visite du président de la République à Fort de Joux, le préfet du Doubs a pris un arrêté similaire contre lequel nos mêmes associations ont déposé un référé-liberté. Par une décision prise ce 27 avril 2023, le préfet du Doubs a procédé au retrait de l’arrêté contesté. En le retirant avant même l’audience, il reconnait, au moins implicitement, sa non-conformité au droit.

Nos associations se félicitent de ces décisions faisant obstacle à une atteinte manifeste à la liberté d’expression au travers du droit de manifester, lequel se trouve mis à mal depuis plusieurs années de la part des autorités gouvernementales.

Tout en espérant l’absence de renouvellement de ce type de mesures liberticides, elles poursuivront inlassablement leur combat, si nécessaire, contre de tels arrêtés afin de les faire annuler devant la justice ou d’obtenir leur retrait avant même une décision judicaire.

Paris, le 27 avril 2023

Signataires : LDH (Ligue des droits de l’Homme), Syndicat des Avocats de France (Saf), Syndicat de la Magistrature (SM), Union syndicale Solidaires

CP - Les déplacements du président de la République ne justifient pas de porter atteinte à la liberté de manifester (198.79 KB) Voir la fiche du document